Fixité et disparition du paysage
Les paysages peints par Johan Bonnefoy sont issus d’un périmètre restreint, situé aux abords
de son lieu de résidence. Il y explore une nature familière arpentée quotidiennement. Ce
territoire devient un réservoir de formes, de lumières et de récurrences visuelles que l’artiste
prélève. Il y puise des fragments, amas de végétation, étendus d’eau, rayons de lumière,
masses brumeuses ou ciels incertains, autant de motifs qui agissent comme des
déclencheurs picturaux. La composition de ses tableaux obéit à une structure récurrente : une
vue diffuse, atmosphérique, centrée autour d’un élément fort qui capte le regard par
l’agencement des lignes de fuite et une distribution maîtrisée de la lumière. Cette
configuration invite le spectateur à pénétrer lentement l’espace pictural. Dans Plein soleil
(2021), le traitement des zones périphériques, légèrement assombries, guide subtilement le
regard vers le centre de la composition, en direction de la surface de l’eau surplombée par une
montagne. La matière picturale est fine et légère, les couches de peinture transparentes,
laissant ainsi apparaître le grain de la toile. Les coulures, les traces et les réserves produisent
un sentiment de flottement, d’instabilité et de fragilité. Le grand format de l’œuvre (200 x 250
cm) accentue le phénomène d’immersion et d’absorption du spectateur, résonnant avec
l’intérêt de l’artiste pour la peinture romantique, et notamment pour les atmosphères
brumeuses et crépusculaires des œuvres de Turner. Enfin, l’ensemble de la toile est investi
par une lumière diffuse, néanmoins contrastée par les arbres qui forment une masse sombre
au premier plan, à gauche.
La lumière joue un rôle central dans la pratique de Johan Bonnefoy. Souvent crépusculaire, presque surréaliste ou inquiétante, elle semble incarner un moment de bascule, précédant un évènement – comme dans Le feu n’était pas loin (2022) – ou suspendue entre perception et souvenir. Le paysage n’est pas seulement motif, il devient une expérience esthétique, voire affective. Chaque toile semble porter le souvenir d’une vision passée, lente à se figer et à advenir.
L’artiste photographie régulièrement les lieux qu’il traverse, mais ces images ne sont jamais traitées immédiatement par la peinture. Elles subissent un délai, une distillation silencieuse. La distance temporelle entre la prise de vue et le geste pictural permet l’infiltration des éléments inconscients, des sensations latentes, ou d’un sentiment de nostalgie. La peinture devient l’espace d’un amalgame, celui des réminiscences et de la mémoire sensorielle. Ainsi, les paysages représentés basculent subtilement du côté de l’irréel. Leur apparente douceur dissimule une part d’indécision, d’irrationnel. Ils adviennent moins comme des lieux précis que comme des états intérieurs, façonnés par l’observation puis par le souvenir.
Parmi les paysages de Johan Bonnefoy, nombreux sont particulièrement consacrés aux nuages. À travers ce motif, il explore un autre registre pictural : les formes acquièrent une consistance plus dense. Les nuages s’apparentent presque à des volumes sculpturaux, une matérialité qui fait émerger une nouvelle tension, entre fixité et disparition, entre saisie et effacement. À chaque toile, l’artiste dit devoir « réapprendre à peindre ». Chaque nuage devient un défi formel, un espace de liberté gestuelle et chromatique, faisant écho avec les recherches d’Hubert Damisch. Selon l’auteur de la Théorie du nuage, ce motif a la particularité d’exacerber la picturalité et offre une « régression infinie » : « Sur le registre conceptuel, le “nuage” est cette formation instable, sans contour mais aussi sans couleur définie, et qui cependant participe des puissances d’une matière où toute figure vient au jour et s’abolit, substance sans forme ni consistance où le peintre, comme déjà Léonard dans les taches d’un mur, imprime les emblèmes de son désir. »1
Cumulonimbus I (2023) est constitué d’une forme nuageuse dont la liberté chromatique est intensifiée. Le nuage se teinte de couleurs multiples, presque iridescentes. Dans Cumulonimbus II, le sentiment de distance avec le réel est produit par la saturation du nuage rosé sur le ciel bleu électrique. Ces multiples jeux chromatiques, associés à l’épaisseur atmosphérique, révèlent un plaisir assumé de la peinture comme surface et matière – inscrivant son travail dans une génération d’artistes contemporains qui expriment un certain plaisir dans la manipulation de la peinture (Mireille Blanc, Maude Marris).
L’image ne désigne pas mais évoque. Le tableau devient trace, apparition, matière en suspens. Dans Fantôme (2024), une forme architecturale peine à émerger derrière des couches picturales nébuleuses. Elle est liminale, à la lisière du visible. Obturant partiellement la figure architecturale à travers des gestes de floutages, recouvrements et effacements, Johan Bonnefoy explore la dimension figurale de l’œuvre – dans le sens développé par Jean-Fançois Lyotard, puis François Aubral et Dominique Château. Les auteurs soutiennent l’idée que le figural dépasse l’idée de figure stricte, qui peut paraître figée et encline à une interprétation classique et univoque. Le figural ouvre sur une plus grande liberté de lecture, compréhension et interprétation de l’œuvre, en incarnant aussi ce qui échappe à la stricte visibilité. Passage III (2024) se caractérise par une gestualité expressive qui évoque une expérience sensorielle du vivant, plus ouverte qu’une expérience uniquement visuelle. La spontanéité des lignes et l’indétermination des formes participent précisément de ce passage du figuratif au figural.
L’artiste affirme vouloir orienter sa recherche dans cette zone de tension entre figure et matière, là où l’image vacille, frôle l’infigurable sans jamais renier la figure, qui demeure son point d’ancrage et le foyer de son exploration.
1 Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Le Seuil, Paris, 1972, p. 64.
La lumière joue un rôle central dans la pratique de Johan Bonnefoy. Souvent crépusculaire, presque surréaliste ou inquiétante, elle semble incarner un moment de bascule, précédant un évènement – comme dans Le feu n’était pas loin (2022) – ou suspendue entre perception et souvenir. Le paysage n’est pas seulement motif, il devient une expérience esthétique, voire affective. Chaque toile semble porter le souvenir d’une vision passée, lente à se figer et à advenir.
L’artiste photographie régulièrement les lieux qu’il traverse, mais ces images ne sont jamais traitées immédiatement par la peinture. Elles subissent un délai, une distillation silencieuse. La distance temporelle entre la prise de vue et le geste pictural permet l’infiltration des éléments inconscients, des sensations latentes, ou d’un sentiment de nostalgie. La peinture devient l’espace d’un amalgame, celui des réminiscences et de la mémoire sensorielle. Ainsi, les paysages représentés basculent subtilement du côté de l’irréel. Leur apparente douceur dissimule une part d’indécision, d’irrationnel. Ils adviennent moins comme des lieux précis que comme des états intérieurs, façonnés par l’observation puis par le souvenir.
Parmi les paysages de Johan Bonnefoy, nombreux sont particulièrement consacrés aux nuages. À travers ce motif, il explore un autre registre pictural : les formes acquièrent une consistance plus dense. Les nuages s’apparentent presque à des volumes sculpturaux, une matérialité qui fait émerger une nouvelle tension, entre fixité et disparition, entre saisie et effacement. À chaque toile, l’artiste dit devoir « réapprendre à peindre ». Chaque nuage devient un défi formel, un espace de liberté gestuelle et chromatique, faisant écho avec les recherches d’Hubert Damisch. Selon l’auteur de la Théorie du nuage, ce motif a la particularité d’exacerber la picturalité et offre une « régression infinie » : « Sur le registre conceptuel, le “nuage” est cette formation instable, sans contour mais aussi sans couleur définie, et qui cependant participe des puissances d’une matière où toute figure vient au jour et s’abolit, substance sans forme ni consistance où le peintre, comme déjà Léonard dans les taches d’un mur, imprime les emblèmes de son désir. »1
Cumulonimbus I (2023) est constitué d’une forme nuageuse dont la liberté chromatique est intensifiée. Le nuage se teinte de couleurs multiples, presque iridescentes. Dans Cumulonimbus II, le sentiment de distance avec le réel est produit par la saturation du nuage rosé sur le ciel bleu électrique. Ces multiples jeux chromatiques, associés à l’épaisseur atmosphérique, révèlent un plaisir assumé de la peinture comme surface et matière – inscrivant son travail dans une génération d’artistes contemporains qui expriment un certain plaisir dans la manipulation de la peinture (Mireille Blanc, Maude Marris).
L’image ne désigne pas mais évoque. Le tableau devient trace, apparition, matière en suspens. Dans Fantôme (2024), une forme architecturale peine à émerger derrière des couches picturales nébuleuses. Elle est liminale, à la lisière du visible. Obturant partiellement la figure architecturale à travers des gestes de floutages, recouvrements et effacements, Johan Bonnefoy explore la dimension figurale de l’œuvre – dans le sens développé par Jean-Fançois Lyotard, puis François Aubral et Dominique Château. Les auteurs soutiennent l’idée que le figural dépasse l’idée de figure stricte, qui peut paraître figée et encline à une interprétation classique et univoque. Le figural ouvre sur une plus grande liberté de lecture, compréhension et interprétation de l’œuvre, en incarnant aussi ce qui échappe à la stricte visibilité. Passage III (2024) se caractérise par une gestualité expressive qui évoque une expérience sensorielle du vivant, plus ouverte qu’une expérience uniquement visuelle. La spontanéité des lignes et l’indétermination des formes participent précisément de ce passage du figuratif au figural.
L’artiste affirme vouloir orienter sa recherche dans cette zone de tension entre figure et matière, là où l’image vacille, frôle l’infigurable sans jamais renier la figure, qui demeure son point d’ancrage et le foyer de son exploration.
1 Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Le Seuil, Paris, 1972, p. 64.
Noémie Cursoux
Le crépuscule d’un soir
Johan Bonnefoy fait du paysage une matière de peinture. Vivant et travaillant dans cette ma
tière même, l’artiste réussi à faire du dehors un dedans, à mettre à distance le vécu pour le
retranscrire sur la toile. Entre prises de motifs sur le vif – par la photographie – et re-prises dans
l’atelier, il opère des aller-retours entre le vu, le perçu et le ressenti : un travail de ressouve
nance créant des alliances d’espaces et de temps que la peinture, dans sa force vitale, permet
de faire coïncider. Johan Bonnefoy peint a-posteriori. Des mois voir des années après la prise
photographique, il se plonge à nouveau dans ses dossiers d’images qu’il considère comme de
vastes carnets de croquis, pour en extraire de multiples unités – ses toiles sont le plus souvent
de grands et de petits formats, du détail à la vue entière du paysage. À y regarder de plus près,
ses œuvres semblent défaire pour refaire ce que l’on conçoit comme « paysage » afin de ques
tionner ce que serait le « paysagé ». Un processus qui correspond à ce que l’artiste nomme le
paysage « vidé » et « construit », c’est-à-dire une recherche plastique visant à soustraire le pay
sage à lui-même. Se faisant, Johan Bonnefoy nous invite à questionner ce qu’il pourrait être : un
espace construit, imagé autant qu’imaginé, un entre-deux entre le réel et le rêve ?
Cet entre-deux se caractérise par le motif du passage, omniprésent dans son travail. Que ce soit un nuage suspendu dans un ciel bleu-guimauve, aux sentiers battus d’une lisière de forêt, aux barrières naturelles des rivières ou encore des allées d’arbres, il se fait limite entre deux univers, seuils de moments de vie et de déclin, où le temps semble s’échapper. Ce pourquoi Johan Bon nefoy photographie principalement en fin d’après-midi, se laissant captiver par « la sensation qui déborde de l’image ». Auparavant retravaillée via des logiciels, l’image est dorénavant re transmise directement sur la toile afin de la faire disparaître « au profit de l’exercice de peinture ». Il expérimente alors un glissement entre deux médiums, de la photographie à la peinture, afin de reconstituer un phénomène d’aperception qui, dans le cas de Johan Bonnefoy, prend corps dans son geste pictural. Ce geste crée ce qu’il nomme des « registres », qui diffèrent selon l’outil (pinceaux biseautés, plat, spalters) et les couleurs qu’il utilise. Au nombre de registres équivaut le nombre de couleurs et par extension de gestes réalisés, en travaillant d’abord le fond de sa toile avec un monochrome d’où apparaît le sujet du tableau.
Instinctive, sa peinture n’en est pas moins une « chorégraphie », comme il se plaît à dire, car sur le fond de la toile s’orchestre la superposition de rythmes et de temporalités. Prétexte au ta bleau, le paysage devient presque anecdotique, un archétype de lui-même dénué de contexte et vidé de la figure humaine. Ce qui importe pour l’artiste est de se laisser guider par la sensa tion première, celle qu’il a souhaitée saisir pour la fixer dans la matière picturale. Cette matière crée un espace coloré de profondeurs et de surfaces, synthèse des sensations retrouvées : « l’impermanence de l’instant photographique restituée dans une temporalité [picturale] plus longue ». Le paysage devient dès lors une trace mémorielle mise en abîme par les éléments de la composition - plans, formes et lignes –, qui sont dissous dans une lumière diaphane baignant le paysage dans une étrange et silencieuse atmosphère. La représentation joue donc d’une tension au sein d’une scène réelle d’apparence tranquille et un hors-champ invisible, propice à la rêverie. Elle devient ainsi le support atemporel d’une expérience sensible et contemplative du paysage qui se veut, par extension, celle du monde – à l’orée du jour, au crépuscule d’un soir – s’éveille.
Cet entre-deux se caractérise par le motif du passage, omniprésent dans son travail. Que ce soit un nuage suspendu dans un ciel bleu-guimauve, aux sentiers battus d’une lisière de forêt, aux barrières naturelles des rivières ou encore des allées d’arbres, il se fait limite entre deux univers, seuils de moments de vie et de déclin, où le temps semble s’échapper. Ce pourquoi Johan Bon nefoy photographie principalement en fin d’après-midi, se laissant captiver par « la sensation qui déborde de l’image ». Auparavant retravaillée via des logiciels, l’image est dorénavant re transmise directement sur la toile afin de la faire disparaître « au profit de l’exercice de peinture ». Il expérimente alors un glissement entre deux médiums, de la photographie à la peinture, afin de reconstituer un phénomène d’aperception qui, dans le cas de Johan Bonnefoy, prend corps dans son geste pictural. Ce geste crée ce qu’il nomme des « registres », qui diffèrent selon l’outil (pinceaux biseautés, plat, spalters) et les couleurs qu’il utilise. Au nombre de registres équivaut le nombre de couleurs et par extension de gestes réalisés, en travaillant d’abord le fond de sa toile avec un monochrome d’où apparaît le sujet du tableau.
Instinctive, sa peinture n’en est pas moins une « chorégraphie », comme il se plaît à dire, car sur le fond de la toile s’orchestre la superposition de rythmes et de temporalités. Prétexte au ta bleau, le paysage devient presque anecdotique, un archétype de lui-même dénué de contexte et vidé de la figure humaine. Ce qui importe pour l’artiste est de se laisser guider par la sensa tion première, celle qu’il a souhaitée saisir pour la fixer dans la matière picturale. Cette matière crée un espace coloré de profondeurs et de surfaces, synthèse des sensations retrouvées : « l’impermanence de l’instant photographique restituée dans une temporalité [picturale] plus longue ». Le paysage devient dès lors une trace mémorielle mise en abîme par les éléments de la composition - plans, formes et lignes –, qui sont dissous dans une lumière diaphane baignant le paysage dans une étrange et silencieuse atmosphère. La représentation joue donc d’une tension au sein d’une scène réelle d’apparence tranquille et un hors-champ invisible, propice à la rêverie. Elle devient ainsi le support atemporel d’une expérience sensible et contemplative du paysage qui se veut, par extension, celle du monde – à l’orée du jour, au crépuscule d’un soir – s’éveille.
Diane Der Markarian